Sous le blocus de la Marche pour Gaza, la conscience s’élève
- Isabelle Alexandrine Bourgeois
- il y a 1 jour
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Article d'Isabelle Alexandrine Bourgeois en partenariat avec Essentiel.news
Le blocus de la Marche pour Gaza et la soumission apparente de l’Égypte aux injonctions israéliennes s’inscrivent dans une stratégie plus large de préservation des régimes autoritaires arabes alliés à l’ordre occidental, au détriment des solidarités populaires et de la résistance palestinienne. C'est sans compter le réveil d’un monde arabe muselé.
Le 14 juin 2025, près d’Ismaïlia, des milliers de militants venus de quelque 80 pays se sont rassemblés dans l’espoir de franchir à pied la frontière égyptienne vers Gaza. Cette Marche mondiale pour Gaza, organisée pour dénoncer le blocus israélien et réclamer un corridor humanitaire, a été dispersée, parfois à coups de fouets. Cet appareil répressif et le modèle de gouvernance élaboré ont creusé un fossé visible entre un régime pro-américain, sécuritaire et autoritaire, et un peuple profondément sympathisant de la cause palestinienne. Mais heureusement, l’impact d’une marche solidaire ne se mesure pas en pas physiques parcourus.
J’ai vécu trois ans au Caire de 1996 à 1999. J’étais correspondante auprès de la Radio Suisse Romande pendant les attentats sur le site du temple de la reine Hatchepsout qui avaient fait 62 morts, dont 58 touristes principalement suisses, japonais et allemands, ainsi que 4 Égyptiens.
J’avais déjà observé au cœur du joyeux et généreux peuple égyptien, une société à deux vitesses qui creusait l’écart entre une classe émergente moderne et une élite politique clientéliste, instaurant une rupture entre attentes citoyennes et décisions étatiques. Cette observation s’est étendue depuis dans tout le monde arabe: la majorité des citoyens désapprouve les orientations de leurs dirigeants et se sentent déconnectés des politiques menées autour du génocide palestinien.
Une enquête de l’Arab Center for Research and Policy Studies révèle que 92 % des répondants estiment que la cause palestinienne concerne tous les Arabes, et non seulement les Palestiniens. Cette proportion a augmenté de 16 % depuis 2022. Dans des pays comme l’Arabie saoudite, l’Algérie, la Jordanie, l’Égypte, le Maroc et la Tunisie, ce consensus dépasse les 90 %.

Une obéissance plus large que le NilÀ la lumière des récents développements entre Israël, l’Iran et leurs alliés respectifs, le blocus imposé par l’Égypte à la Marche mondiale pour Gaza ne peut être interprété uniquement comme une réponse sécuritaire nationale.
Je partage ici les analyses de terrain du journaliste Laith Marouf dans un entretien original qui tranche avec ce qu’on entend habituellement dans les médias subventionnés.
Laith Marouf est un journaliste canadien converti, désormais basé au Liban, qui, depuis plus de 25 ans, s'engage comme journaliste, producteur et militant pour la cause palestinienne. Avec Free Palestine TV, il représente une voix influente du journalisme alternatif pro‑résistance, cumulant conférences, documentaires et publications, tout en promouvant une vision syro‑palestinienne et anti‑impérialiste sur la scène internationale. Sa lecture singulière des événements au Proche-Orient s’inscrit dans une dynamique géopolitique plus large. Selon lui, les gouvernements arabes dits «modérés» – Égypte, Jordanie, Émirats, Arabie saoudite – agissent moins en acteurs souverains qu’en rouages d’un système d’équilibre imposé par l’axe israélo-américain.
Dans ce contexte, le verrouillage de la frontière de Rafah par l’Égypte n’est pas simplement une stratégie d’ordre public, mais bien un geste de fidélité au système hégémonique occidental, destiné à empêcher toute expression populaire qui risquerait de bouleverser les fragiles équilibres diplomatiques régionaux.
Ces milliers de citoyens du monde, unis derrière une cause humaine, risquaient de déjouer les inerties officielles. Laisser passer ce cortège solidaire aurait été perçu par Israël comme un précédent intolérable, remettant en cause le monopole narratif qu’il cherche à maintenir sur Gaza. Et cela aurait, en miroir, mis à nu l’écart grandissant entre les régimes arabes et leurs peuples, majoritairement favorables à la cause palestinienne.
Sophie Graven, ancienne déléguée du CICR et coordinatrice en protection, faisait partie des marcheurs et raconte:
"Il est certain que le gouvernement égyptien a tout fait pour bloquer la marche et a été sans doute mis sous pression. Mais il est important de ne pas se tromper de cible et de rester focalisé sur la responsabilité d’Israël et des Etats-Unis, la complicité des pays occidentaux et bien sûr, la lâcheté de nombreux pays arabes.
Il ne fait pas de doute que l’Égypte est un pays autoritaire qui ne respecte nullement les droits humains et les principales victimes en sont incontestablement les militants et défenseurs des droits humains égyptiens.
La liberté de manifester n’existe pas en Égypte. Nous en étions dûment informé et avions signé une Charte qui stipulait que la marche était pacifique et que nous n’allions pas confronter les autorités. Nos passeports ont été confisqués et nos identités relevées, procédure nullement inhabituelle pour les Égyptiens eux- mêmes. Comme nous étions extrêmement nombreux, la procédure a duré des heures et nous nous sommes assis en sit-in sous un soleil de plomb. Ce qui était inhabituel était le cordon policier qui nous entourait mais à ce moment-là, l’atmosphère n’était pas tendue et il y a eu des échanges avec certains policiers. J’ai même vu une jeune femme leur offrir des dattes. Même s’ils ne pouvaient pas les accepter, ils l’ont remerciée avec de larges des sourires.
Une fois terminée la procédure chaotique du contrôle des passeports, il faisait presque nuit. La police nous avait donné un ultimatum depuis longtemps et demandé de monter dans des bus vers Le Caire. Le commandant avec lequel j’ai parlé nous a expliqué qu’il avait l’ordre de nous déloger, qu’il ne voulait pas utiliser la violence qui était pratiquement inévitable si nous refusions de partir. Honnêtement, il a été très clair et a essayé de nous convaincre de nous retirer pacifiquement. Certains ont compris qu’il était inutile d’insister et sont montés dans les bus et d’autres ont décidé de continuer le sit-in en prenant le risque d’une expulsion violente. C’est là qu’est intervenue une sorte de milices composée de curieux bédouins vêtus de blanc qui a délogé les plus téméraires à coups de bouteilles d’eau et de fouets. Cela a mis fin au rassemblement par la force.»
De retour en Suisse, le médecin valaisan Hicham El Ghaoui, responsable de la délégation suisse, a fait le point sur la situation et tire un bilan plutôt constructif de son expérience.
«Il ne faut pas voir cette marche comme un échec. L’impact médiatique a été mondial. Ce mouvement a permis d’initier de nombreux autres mouvements en cours actuellement. On voulait réveiller le monde et le monde est réveillé. Cet objectif est atteint. Par contre, on voulait lever le blocus humanitaire et là, nous avons échoué, mais ce n’est pas fini», rassure le jeune urgentiste.
Le désaveu de cette généreuse initiative ne vient pas du peuple égyptien, ni d’autres peuples pan-arabes. Des actions citoyennes en faveur des Palestiniens ont pris une ampleur sans précédent depuis l’automne 2023, révélant un sursaut de solidarité populaire.
Au Maroc, des dizaines de milliers de manifestants ont envahi les rues de Rabat et Casablanca pour dénoncer la normalisation des relations avec Israël.
En Jordanie, des rassemblements massifs ont eu lieu près de l’ambassade israélienne à Amman, réclamant l’expulsion de l’ambassadeur et la fin des accords de paix.
En Égypte, malgré la répression, des milliers de personnes ont manifesté sur les campus et dans les rues du Caire, défiant l’interdiction de rassemblement en soutien à la population de Gaza.
À Sanaa, au Yemen, sous contrôle houthi, les manifestations ont réuni des foules immenses, brandissant des drapeaux palestiniens et scandant leur solidarité face à ce qu’ils qualifient de génocide.

En Tunisie, le convoi «Soumoud», composé de médecins, syndicalistes et militants, a traversé la Libye dans l’espoir d’atteindre la bande de Gaza, malgré les blocages imposés par l’armée égyptienne. Ces actions, portées par les peuples, expriment une colère collective, mais surtout une volonté renouvelée d’imposer la cause palestinienne au cœur de l’agenda politique mondiale.
L’Égypte, pilier historique du monde arabe, a donc choisi la fermeté, non pour prévenir une infiltration terroriste, mais pour éviter l’infiltration d’un espoir contagieux. Un espoir qu’une grande partie des peuples, eux, continuent de porter, envers et contre tout.
Une poigne qui tremble L’Égypte, tout comme la Jordanie, est décrite par Laith Marouf comme un régime «traître», non pas au sens émotionnel mais dans une logique de collaboration structurelle avec Israël et les États-Unis. Le Caire dépend massivement de l’aide militaire et économique américaine (environ 1,3 milliard de dollars/an), ainsi que des mécanismes de dette et de contrôle sécuritaire imposés depuis les accords de Camp David en 1978. Mais plus profondément, ce blocus révèle la peur existentielle des régimes arabes vis-à-vis de leur propre opinion publique.
La Marche pour Gaza, bien qu’humanitaire, portait en elle une charge symbolique explosive: celle d’un panarabisme populaire renaissant, d’un front moral international unifié contre l’occupation, qui expose les dirigeants arabes à la lumière de leur inaction — voire de leur complicité. Permettre à des citoyens, médecins, journalistes, religieux et diplomates d’entrer à Gaza aurait été perçu comme une rupture de l’ordre diplomatique tacite qui unit, depuis des décennies, Israël et certains États arabes dans une alliance sécuritaire et opportunistes.
La réaction égyptienne — expulsion des activistes, blocage logistique, intimidation — est donc à comprendre comme un acte de fidélité à l’architecture géopolitique dominée par les États-Unis, dans un moment où la guerre régionale risque de faire éclater les hypocrisies. Dans le scénario décrit par Marouf, où l’Iran et ses alliés érodent les défenses israéliennes, l’alliance arabe modérée tremble. Elle ne peut ni soutenir ouvertement Israël sans perdre toute légitimité auprès de ses peuples, ni permettre aux peuples de s’organiser en actes. D'où ce blocus: une manœuvre défensive, non pas contre Gaza, mais contre la résurgence politique du peuple arabe lui-même, solidaire et révolté.

Une fragilisation irréversible d’Israël ?
Ce renouveau populaire à l’échelle mondiale, même épisodique et clairsemé, contraste avec l’enlisement politique en Israël, où la guerre contre Gaza fragilise de plus en plus le gouvernement de Benjamin Netanyahu. Tandis que des milliers de citoyens israéliens manifestent régulièrement pour exiger un cessez-le-feu et dénoncer l’occupation, les sondages révèlent une perte de confiance massive: 70 % des sondés souhaitent une fin négociée du conflit et une majorité s’inquiète davantage de la fracture interne que des menaces extérieures. À la Knesset, la coalition au pouvoir vacille sous la pression des débats explosifs sur la conscription militaire, frôlant même la dissolution du Parlement en juin 2025.
En dépit de sa puissance militaire, le régime israélien se trouve aujourd’hui contesté à la fois de l’extérieur et de l’intérieur par une population épuisée, prise en étau entre les impératifs sécuritaires et l’effondrement de ses repères démocratiques.La défection de nombreux soldats révèle une réalité taboue au sein de la société israélienne: les combattants, souvent enrôlés jeunes et nourris d’un discours nationaliste, se retrouvent brisés, abandonnés, et confrontés à une double peine – celle de leurs blessures physiques et psychiques, et celle de l’indifférence institutionnelle. De plus en plus de vétérans dénoncent un État qui les a utilisés comme chair à canon dans une guerre qu’ils ne comprennent plus, et qui les laisse ensuite s’effondrer dans le silence. Quant à l’attaque de l’Iran par l’État hébreu, sans déclaration de guerre, faisant d’elle un acte terroriste, elle était peut-être le «coup tordu» de trop.
A force d’ouvrir plusieurs fronts (Syrie, Liban, Gaza, Iran), Israël risque bien de se tirer elle-même une balle dans le pied et de s’annihiler tout seule. Pour Laith Marouf, tandis que l’Iran adopte une stratégie de défense progressive, visant à épuiser les capacités offensives de l’État hébreu tout en gardant ses missiles les plus puissants en réserve, le front intérieur israélien se démantèle.
Les élites israéliennes, confrontées à l’effondrement de leur mythe de supériorité aérienne, appellent désespérément à l’aide américaine. Et celle-ci va probablement arriver, mais au prix fort: Laith Marouf fait remarquer que les États-Unis réorientent le porte-avions USS Nimitz de la mer de Chine méridionale vers le Moyen-Orient, en vue d'entrer directement dans la guerre qu'ils soutiennent contre l'Iran au risque d’un embrasement généralisé au Moyen-Orient. D’ailleurs, à l’heure où ces lignes sont rédigées, de nombreux pays invitent leurs ressortissants à quitter Israël sur le champ. Devant cette hémorragie, le journal israélien Haaretz, rapporte que le gouvernement a explicitement ordonné aux compagnies aériennes de ne pas autoriser les Israéliens à quitter le territoire «pour ne pas encombrer les vols des ressortissants israéliens qui voudraient rentrer chez eux».
De plus, face à l’intensification du mouvement des plaques tectoniques entre les peuples et leurs gouvernements dans tout le Proche-Orient, Israël, longtemps perçu comme invincible sur le plan militaire et diplomatique, apparaît désormais en posture défensive, voire affaiblie.«Les frappes massives iraniennes ces derniers jours en réponse aux assassinats ciblés ont révélé la vulnérabilité des infrastructures israéliennes: des centrales électriques paralysées, des bases militaires frontalières dévastées, et un sentiment croissant d’insécurité dans la population», commente le journaliste. La guerre, honteusement lancée sous couvert de représailles et de sécurité nationale, se retournerait aujourd’hui contre ses promoteurs, selon le journaliste.

J’ai travaillé pendant un an en Iran auprès du CICR comme chargée de communication à Téhéran. J’y ai côtoyé l’un des peuples les plus érudit et généreux que j’ai rencontré. Le peuple iranien est l’héritier d’une civilisation parmi les plus anciennes et les plus raffinées du monde. J’avais été frappée de voir combien le moindre citoyen connaît mieux notre histoire que nous connaissons la leur, combien ils n’ont rien à envier à notre qualité de vie et combien ils nous respectent. Même dans les temps les plus durs, le peuple iranien a continué de tendre la main aux autres peuples, y compris à ceux que son gouvernement pouvait considérer comme ennemis.
Par exemple, en 2007, l’humanitaire américaine Sarah Shourd — arrêtée en Iran avec deux compagnons — a raconté que, durant sa détention, plusieurs infirmiers, médecins et même des gardiens iraniens ont discrètement pris soin d’elle, parfois au mépris de leur propre sécurité. Ces gestes de compassion détonnaient avec la ligne officielle hostile aux États-Unis, et montraient une dimension profondément humaine dans les relations interpersonnelles.Aussi, confronté depuis des siècles à des empires envahissants, le peuple iranien (je ne parle pas de ses dirigeants) a appris l’art de la patience, du discernement et de la stratégie. Les Iraniens pensent le monde avec profondeur, complexité et hauteur, à l'image de Hafez de Shiraz au 12ème siècle, l’un des plus grands poètes mystiques persans et figure emblématique de la littérature iranienne et de la poésie soufie. Combien je leur souhaite, eux aussi, d’être épargnés par la folie des prédateurs géopolitiques.
Quand Israël tousse, l’Occident éternue
Pour Laith Marouf, cette réalité militaire et morale fragiliserait non seulement Israël, mais aussi ses alliés occidentaux. Le mythe de la toute-puissance militaire et technologique serait ébranlé par une résistance asymétrique, méthodique et déterminée. Il est vrai que la désaffection populaire en Occident grandit, portée par une opinion publique de moins en moins réceptive aux récits médiatiques biaisés, moins frileuse aussi à dénoncer ouvertement le génocide palestinien. La guerre, cette fois, ne se gagne plus sur le terrain de la force brute, mais sur celui de la légitimité. Et sur ce terrain-là, les cartes sont en train de changer de main.
Plus qu’un conflit entre États, ce moment de basculement mondial révèle un combat fondamental entre l’arrogance des puissances armées et la force silencieuse des peuples qui s’éveillent.
La Marche pour Gaza, aussi entravée fût-elle, s’inscrit dans cette lignée historique des gestes qui réveillent les consciences. Elle rappelle que là où les États érigent des murs, les citoyens tracent des routes. Et si la répression, le déni et la manipulation semblent encore régner, ils vacillent face à cette force invisible et inextinguible: celle d’un monde qui ne veut plus se contenter de regarder ou de croire aux prestidigitateurs criminels, mais qui choisit désormais de se lever.
Ce n’est pas seulement une lutte pour Gaza. C’est une lutte pour le redressement de l’âme humaine.
Un article lucide et courageux, qui met en lumière le fossé grandissant entre les régimes arabes autoritaires et les peuples profondément solidaires de la cause palestinienne. La Marche pour Gaza, malgré les entraves, incarne une résistance morale transnationale face à l’indifférence diplomatique. Merci pour cette voix libre et précieuse.