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Les Droits de l’Homme ont-ils trahi la liberté?

Dernière mise à jour : 34false39 GMT+0000 (Coordinated Universal Time)

Il y a 77 ans, le 10 décembre 1948, l'Assemblée générale des Nations unies adoptait La Déclaration universelle des droits de l'Homme. Ceux-ci sont nés en proclamant la liberté et l’égalité universelles. Mais ces grands principes humanistes, portés aux nues depuis la Révolution française jusqu’à l’ONU, ont-ils vraiment libéré l’humanité ou servent-ils un autre dessein? Enquête sur le revers méconnu d’un idéal sacralisé, à la lumière des analyses iconoclastes d’Alain Pascal et de Marion Saint-Michel, et des réflexions de quelques autres philosophes. Et si la liberté est malmenée par le système, c’est peut-être aussi l’occasion de la retrouver...

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«Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits.» Gravé dans le marbre de la Déclaration française de 1789, cet article fondateur semble sonner comme une promesse sacrée. Pourtant, plus de deux siècles plus tard, la réalité humaine apparaît en décalage cruel avec cet idéal. Le regretté Albert Camus rappelait que «la liberté est un bagne aussi longtemps qu’un seul homme est asservi sur la terre».


Or, dès leur origine, les Droits de l’Homme ont cohabité avec l’esclavage, les inégalités et de nouvelles formes de domination. Comment un texte censé garantir la liberté a-t-il pu, en pratique, l’entraver ou la confisquer? Et aujourd’hui, sous le label «Droits de l’Homme», on y trouve un un ramassis de revendications idéologiques de toutes les couleurs, qui «au nom de leur liberté » lamine celle des autres. Cette question hante l’histoire politique moderne.


À mesure que grandissait le culte des Droits de l’Homme, on peut déceler une véritable religion séculière instrumentalisée par les puissants. Et si, paradoxalement, les Droits de l’Homme s’étaient retournés contre la liberté de l’Homme?


Les coulisses inavouées de la Déclaration de 1789

Paris, été 1789. Tandis que la Bastille vient de tomber, une effervescence fébrile gagne les salons feutrés et les loges maçonniques de la capitale. Là, une élite de parlementaires et de nobles libéraux s’active à rédiger ce qui deviendra la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Officiellement, ces dix-sept articles proclament la fin de la tyrannie et l’avènement de l’égalité. Officieusement, qui sont les hommes derrière la plume?


Le marquis de La Fayette, héros des révolutions américaine et française, aristocrate éclairé mais franc-maçon notoire, joue un rôle central dans l’élaboration du texte. Il s’inspire de son ami Thomas Jefferson, autre propriétaire d’esclaves écrivant que “tous les hommes naissent égaux”…


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Derrière La Fayette gravite une nébuleuse de personnages aux parcours sinueux: Mirabeau, comte libertin criblé de dettes mais tribun du Tiers-État, secrètement stipendié par la Couronne; Talleyrand, évêque défroqué reconverti en champion du nouvel ordre, futur prince opportuniste de l’Empire; ou encore Sieyès, l’abbé régicide théoricien du pouvoir du peuple, qui finira comblé d’honneurs par Napoléon. Ces auteurs de la Déclaration, présentés comme de purs idéologues des Lumières, n’étaient en réalité ni neutres ni désintéressés. Tous appartenaient aux élites de l’Ancien Régime ou aux sociétés secrètes en vogue au XVIIIe siècle, notamment les loges maçonniques très actives dans les décennies pré-révolutionnaires. Même si le rôle de la Franc-maçonnerie est contestée par certains, il est une évidence pour d'autres, comme l'historien Pierre Hillard.


L’historien Alain Pascal, spécialiste des sociétés occultes, a exhumé ces coulisses méconnues. Dans La Révolution des Illuminés – Les Droits de l’homme contre Dieu, il mène une enquête passionnante sur l’histoire secrète de la Révolution française. Ses recherches révèlent le rôle déterminant des Illuminés de Bavière et des francs-maçons dans la genèse des Droits de l’Homme.


Dès 1760, note Pascal, proliféraient en France des sectes d’illuministes en lien avec la célèbre loge des Neuf Sœurs, pépinière d’idées révolutionnaires. Leur objectif? Renverser l’ordre établi, non pas tant pour libérer le peuple que pour abattre le trône et surtout l’autel. «Ce bouleversement de l’histoire n’a pas été réalisé par le peuple, ni initialement contre le roi, mais toujours contre le catholicisme» souligne Pascal. Autrement dit, derrière les envolées sur les droits imprescriptibles de l’Homme se jouait une guerre de religion larvée: l’instauration d’un nouvel ordre moral (et mondial), laïc et rationaliste, aux dépens de l’ancienne foi. La Déclaration de 1789, en proclamant la loi issue de la volonté générale et non plus de Dieu, a marqué une rupture radicale, vécue à l’époque comme un sacrilège par l’Église. Le Pape Pie VI condamna d’ailleurs fermement ces principes qu’il jugeait subversifs et impies.


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À qui profitait donc cette révolution des droits? Pascal pointe une convergence d’intérêts entre certains philosophes illuministes, des aristocrates ambitieux et des puissances d’argent en coulisse. Des financiers comme le riche duc d’Orléans, cousin du roi, auraient attisé les émeutes contre la monarchie, tout en soutenant les rédacteurs de la Déclaration. Ironiquement, nos fameux « Droits de l’Homme» furent ainsi promulgués sous l’égide de grands seigneurs et de bourgeois fortunés. Leur acquaintance avec le pouvoir et l’argent ne fait aucun doute: nombre d’entre eux espéraient remplacer la noblesse de cour par une nouvelle élite éclairée, la leur. Cela ne vous rappelle rien?


Quant au peuple, il était surtout instrumentalisé. «On a tué des rois au nom du peuple, mais ce n’était pas pour lui remettre le trône» écrira plus tard Albert Camus. En effet, après 1789, le sceptre change de mains mais le pouvoir demeure confisqué par une oligarchie. La Terreur de 1793 en fournit la sinistre preuve: au nom des Droits de l’Homme et de la sainte égalité, on guillotine à tour de bras. Les libertés promises font place à la dictature du Comité de Salut public. Même le rédacteur de la Déclaration, Pierre-Victor Malouet, déplore dès 1792 que «la Déclaration des Droits est devenue pour nous une déclaration de guerre civile». Autrement dit, le bel idéal s’est retourné en son contraire, une perversion tragique de la liberté.


De l’ONU aux nouveaux empire: des droits universels bien utiles

Près de 160 ans plus tard, le 10 décembre 1948, une foule élégante se presse au palais de Chaillot, à Paris. Sous l’égide naissante des Nations unies, on adopte ce jour-là la Déclaration universelle des Droits de l’Homme (DUDH). Le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale a donné à ce texte un statut quasi-biblique: plus jamais ça, proclame-t-on, gravons les droits humains dans le marbre international pour conjurer la barbarie.


Or, là encore, les coulisses méritent un examen lucide. Qui sont les pères de la DUDH? On cite souvent la charismatique Eleanor Roosevelt, ex-Première dame des États-Unis, présidente du comité de rédaction et figure de proue du camp occidental vainqueur. À ses côtés œuvrent des diplomates comme le Français René Cassin (proche du général De Gaulle), le Britannique Charles Malik (philosophe libanais pro-occidental) ou le Chinois Peng Chun Chang (issu de l’élite nationaliste).


Tous incarnent les valeurs libérales triomphantes de 1945. Mais on oublie que ce cénacle fut trié sur le volet par les puissances alliées. Les vaincus (Allemagne, Japon) n’avaient évidemment pas voix au chapitre; l’URSS communiste participa du bout des lèvres, méfiante envers ce qu’elle percevait comme un outil de propagande capitaliste. Quant aux peuples colonisés d’Asie ou d’Afrique, on ne les invita pas à la table des droits universels, alors même que, paradoxalement, la Déclaration proclame le droit de tous les peuples à disposer d’eux-mêmes.


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L’ONU elle-même, organisation censée incarner l’idéal démocratique mondial, est née sous le parrainage appuyé des grandes fortunes et des grandes puissances. En 1946, John D. Rockefeller Junior, héritier de l’une des plus vastes fortunes américaines, fait don de 8,5 millions de dollars pour acheter le terrain du futur siège onusien à New York. Ce somptueux cadeau, accepté avec gratitude par le secrétaire général de l’ONU, garantit l’implantation du “Parlement des nations” en plein Manhattan, cœur du capitalisme américain. Le symbole est fort: l’idéal humanitaire mondial s’enracine sur la généreuse donation d’un magnat du pétrole. Bien entendu, ce mécénat n’est pas pure charité. En offrant un foyer à l’ONU, les États-Unis s’assurent une influence politique majeure sur l’organisation naissante.


D’autres milliardaires suivront: en 1998, le magnat Ted Turner donnera 1 milliard de dollars à une fondation pro-ONU. De la même manière, la Déclaration de 1948 a bénéficié du soutien enthousiaste des grandes démocraties impériales de l’époque – Royaume-Uni, France, États-Unis – qui y voyaient un moyen de promouvoir leur vision du monde tout en redorant leur blason terni par la guerre. L’historien Mark Mazower soutient d’ailleurs que l’ONU n’est pas née d’une pure vision idéaliste des droits universels, mais comme «une manifestation de l’internationalisme impérial de l’époque victorienne».


À ses débuts, l’ONU prolongerait l’ancienne mission civilisatrice de l’Empire britannique et de son successeur américain. Mazower note ainsi que le Sud-Africain Jan Smuts, l’un des inspirateurs de la SDN puis de l’ONU, voyait dans ces institutions un instrument du «leadership blanc du monde» et de la suprématie anglo-saxonne sous couvert de libéralisme. Des figures comme Smuts ou le politologue britannique Alfred Zimmern appartenaient à un groupe d’élites œuvrant à «consolider un ordre mondial libéral compatible avec l’empire».


La liberté n’a pas échoué: nous l’avons confiée aux mauvais gardiens Autrement dit, l’universalisme proclamé servait aussi de paravent à la continuation d’une hégémonie occidentale. La Déclaration universelle de 1948, en affirmant des valeurs humanistes, permettait aux Alliés de revendiquer le progrès moral tout en préservant leurs intérêts géopolitiques. Ne soyons pas dupes: la France signataire de la DUDH menait en même temps une sale guerre coloniale en Indochine; le Royaume-Uni réprimait férocement le soulèvement des Malais et des Kényans; les États-Unis pratiquaient la ségrégation raciale chez eux. Ces pays ont-ils renoncé à leurs privilèges après avoir gravé l’égalité dans le marbre onusien ? Non. Mais le vernis des Droits de l’Homme a offert à l’Occident une légitimité morale sur la scène mondiale, justifiant à l’occasion des interventions au nom des droits et de la démocratie.

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Petite parenthèse: même à Genève, la présence de la Société des Nations qui deviendra l’ONU, repose sur une histoire moins glorieuse qu’on ne l’admet. Car le Palais des Nations a été édifié sur une trahison silencieuse: celle du testament de Gustave Revilliod, grand philanthrope genevois qui avait légué son splendide domaine de l’Ariana aux citoyens, à condition expresse que son parc demeure intact, ouvert à tous et préservé de toute construction. Oui, lui était habité par l’idéal démocratique. En piétinant ses vœux après son décès, et en offrant ce terrain à la Société des Nations dans les années 1920, les autorités genevoises ont sacrifié la volonté d’un bienfaiteur sur l’autel du prestige diplomatique, substituant à un lieu de beauté offert au peuple un centre du pouvoir international ultra protégé et sous haute surveillance. Auteure de la bibliographie «Le petite Revilliod illustrée», sur mandat du Musée Ariana, j’avais plongé au cœur de cette triste histoire. Il ne reste plus que le magnifique Musée Ariana, et ses oeuvres en céramique, dont quelques pièces de collection ayant appartenu au généreux Genevois. Fin de parenthèse.


L’histoire récente regorge d’exemples où la rhétorique des droits humains a servi d’outil politique. Dans les années 1990, les puissances occidentales invoquent les droits de l’Homme pour intervenir militairement en ex-Yougoslavie. En 2003, Washington justifie l’invasion de l’Irak par la nécessité de libérer le peuple irakien de la tyrannie, une mission dite «solidaire» et «humaniste». Une blague quand on connaît les millions de morts engendrées par cette guerre. Dans le contexte ukrainien, on est pour les Droits de l'Homme quand il s'agit de laisser la liberté aux Ukrainiens de rejoindre l'OTAN et l'Union Européenne, mais on ne s'intéresse pas à préserver le droit élémentaire de parler sa langue natale (pour la minorité russophone) au sein de son propre pays. Vive les droits de l'homme à géométrie variable!


Plus près de nous, l’Union européenne brandit l’étendard des droits pour faire pression sur tel gouvernement dissident ou sanctionner tel régime autoritaire tout en fermant les yeux sur les abus de ses alliés. «On est aujourd'hui face à des circonstances qui ressemblent énormément à celles des années 40. Il se passe quelque chose de grave, pas seulement pour les droits de l'Homme, mais pour le droit tout court», confie Samantha Besson, professeure de droit international et spécialiste des droits de l'Homme, sur la Matinale.


La liberté ne s’est pas perdue: elle s’est déplacée Il est permis de s’interroger: les Droits de l’Homme bénéficient-ils vraiment aux peuples ou constituent-ils un instrument de domination douce au service d’une certaine vision du monde? La question peut sembler provocatrice, tant la doxa nous intime de vénérer ces droits sans réserve. Critiquer les Droits de l’Homme, n’est-ce pas blasphémer? «Peut-on encore critiquer la politique des droits de l’homme?» titre ainsi une revue juridique, constatant le quasi-tabou qui entoure toute pensée dissidente sur le sujet. Pourtant, des voix dissonantes osent pointer l’ombre derrière la lumière.


Le miroir inversé: quand le bien affiché cache le mal.

La psychologue et essayiste Marion Saint-Michel, auteur de "Gouvernance perverse: la décoder, s'en libérer", a observé de près les mécanismes du pouvoir contemporain. Son diagnostic rejoint en partie celui d’Alain Pascal, quoique sur un tout autre registre: pour elle, nos dirigeants excellent dans l’art de retourner les principes comme un gant. « Au nom du bien, on fait le mal, au nom de la vertu on ment… » résume-t-elle. Cette inversion perverse, Marion Saint-Michel l’a particulièrement vue à l’œuvre lors des crises récentes. «On a affiché par exemple le désir de protéger les personnes âgées du Covid, et malheureusement... on les a fait mourir d’isolement» déplore-t-elle.


Le schéma est toujours le même: un objectif généreux proclamé haut et fort, mais des résultats contraires, comme si l’intention réelle était inverse. Chaque gouvernement préfère une population soumise et obéissante. «On sait mieux que vous ce qui est bon pour vous» observe Marion Saint-Michel. Les Droits de l’Homme n’échappent pas à ce risque d’instrumentalisation.


Mesures anti-Covid, broyeuses de droits? Combien de lois liberticides ont été adoptées soi-disant pour «protéger les droits» de la collectivité? Sous couvert de sécurité – qui est un droit fondamental – des États ont instauré la surveillance de masse, limitant de facto la vie privée et la liberté d’expression des citoyens. Sous prétexte de défendre l’égalité et la laïcité, on en vient parfois à brimer la liberté religieuse ou d’opinion de telle minorité.


Durant la pandémie, la propagande anxiogène diffusée en boucle «c’est pour votre bien» relevait de la maltraitance psychologique, souligne la psychologue. De même, pourrait-on dire, l’invocation incantatoire des Droits de l’Homme sert parfois de paravent moral à des agendas beaucoup moins avouables.


Dessin: Isabelle A. Bourgeois alias ISOU
Dessin: Isabelle A. Bourgeois alias ISOU

Prenons l’exemple de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), censée être un arbitre neutre au-dessus des États. En théorie, elle protège les libertés individuelles contre les abus des gouvernements. En pratique, certains observateurs dénoncent sa partialité politique. Récemment, la CEDH a condamné des médias trop critiques envers les autorités, au nom du droit à l’honneur des personnalités publiques. D’autres fois, elle impose à un pays des évolutions sociétales contestées au nom des “valeurs européennes”. Cela profite-t-il aux peuples, ou bien cela sert-il une idéologie uniformisante?


Marion Saint-Michel avertit que «la Cour européenne des droits de l’homme n’est pas un acteur neutre» et que le système international peut devenir un moyen de pression sur les nations. On touche là à un pouvoir supra-national qui agit au nom du Bien, mais sans contrôle démocratique fort. Les auteurs modernes des Droits de l’Homme – hauts magistrats, experts onusiens, dirigeants d’ONG influentes – sont-ils toujours neutres et objectifs ? Ne forment-ils pas, eux aussi, une nouvelle élite sûre de détenir la vérité du bien commun, quitte à mépriser les souverainetés populaires ?


Le chercheur Pierre-Antoine Plaquevent a documenté, dans "Soros et la société ouverte: métapolitique du globalisme (éditions Culture et Racines), les mécanismes d’entrisme idéologique opérés par les réseaux Soros, notamment via des ONG et fondations actives dans les processus de sélection et de recommandation de juges à la Cour européenne des droits de l’homme. Selon son analyse, cette influence ne passe pas par une prise de pouvoir directe, mais par une capture normative progressive, orientant la jurisprudence vers une vision globalisée et idéologisée des droits fondamentaux, souvent déconnectée des souverainetés nationales et culturelles.


Droits de l'Homme, une nouvelle secte? Alain Pascal, va jusqu’à parler de «religion des Droits de l’Homme». Il pointe du doigt une sorte de dogme intouchable, avec ses grands prêtres (les organismes internationaux, les philosophes “humanistes” officiels) et ses inquisiteurs (ceux qui clouent au pilori médiatique toute voix dissidente). Dans cette religion-là, l’Homme, abstrait, idéalisé, a remplacé Dieu.


Le risque, selon Pascal, c’est que ce culte de l’Humain finisse par déshumaniser réellement l’homme, en le déracinant de toute transcendance et de toute communauté organique. On en vient à défendre des principes plus que des personnes concrètes. On sacralise des textes, tout en oubliant d’aimer son prochain. Ce renversement ultime est bien une perversion au sens étymologique – pervertere, retourner – comme le souligne Marion Saint-Michel.

En d'autres termes, nous avons transformé les droits de l’homme en paperasse sacrée: on les ventile en commissions, on les classe en dossiers, on les empile en rapports, mais on oublie de les vivre. Les Droits de l’Homme, brandis comme un étendard de liberté, se retourneraient comme un gant pour servir un dessein de contrôle.

Libre oui, mais pas trop

Dans certains contextes, des lois ou règlements destinés à lutter contre les discours discriminatoires ont été appliqués abusivement, au point où exprimer un désaccord, une analyse philosophique, religieuse ou scientifique a été perçu comme une offense punissable.

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En Suisse aussi, l’ombre de la pandémie a fait vaciller la liberté. Des médecins respectés, des professeurs d’université, des scientifiques aguerris ont vu leurs conférences annulées, leurs analyses disqualifiées, leurs prises de parole ramenées au rang de risques sociaux, simplement parce qu’ils ne chantaient pas la même note que la doxa sanitaire.


Combien de fois, j’ai dû lutter contre des pressions extérieures qui cherchaient à faire annuler les conférences que j’organisais avec des intervenants de grande respectabilité et légitimité. Plus récemment, je connais personnellement des enseignants à l’UNIL (Université de Lausanne) qui ont été sanctionnés pour avoir exprimé une opinion nuancée sur l’identité de genre ou le réchauffement climatique. On ne compte plus les intellectuels ou écrivains censurés parce que leurs analyses ne correspondaient pas à la ligne idéologique dominante. Au nom du «droit de la planète», on conspue ceux qui se questionnent simplement sur le bon sens des politiques climatiques.


Ce que nous refusons de voir nous gouverne

Face à ce sombre tableau, faut-il jeter aux orties l’héritage des Droits de l’Homme? Certainement pas l’idéal de liberté et de dignité qu’ils portent en germe. Mais il est urgent de l'incarner sincèrement, de le soustraire aux récupérations. Il nous faut donc regarder en face les dérives, pour mieux revenir à la source vive de la liberté. Et cette source jaillit évidemment ailleurs que dans les déclarations officielles. Les sages et philosophes, de toutes cultures, l’avaient entrevue; les gens du peuple aussi: la véritable liberté est d’abord un état intérieur, une conquête sur soi, bien plus qu’un décret venu d’en haut.


Le philosophe Spinoza, au XVIIe siècle, donnait de la liberté une définition exigeante: «Est libre la chose qui existe par la seule nécessité de sa nature et est déterminée par soi seule à agir». Autrement dit, un être est libre lorsqu’il agit par sa propre essence, et non sous la contrainte de forces extérieures. Cette liberté-là, déterminée par soi, ne se garantit pas par de simples droits juridiques – elle suppose la puissance intérieure de la raison et de la vertu. Spinoza savait que nous sommes trop souvent esclaves de nos passions et de l’opinion d’autrui, croyant choisir librement alors que nous subissons des influences invisibles. Seules la connaissance et la maîtrise de soi peuvent nous libérer réellement.


Plus d’un siècle plus tard, Friedrich Nietzsche renchérit et bouscule les idées reçues. «Qu’est-ce que la liberté? C’est avoir la volonté de répondre de soi», affirme-t-il, avant d’ajouter: «L’homme libre est guerrier.» Pour Nietzsche, être libre implique un combat contre ses propres faiblesses, contre la tendance grégaire à suivre le troupeau. Il observe d’ailleurs avec ironie: «On veut la liberté aussi longtemps qu’on n’a pas la puissance; mais si on a la puissance, on veut la suprématie». Cette sentence incisive de Nietzsche résonne étrangement avec le destin des révolutionnaires d’hier et d’aujourd’hui: avides de liberté tant qu’ils étaient opprimés, mais enclins au pouvoir autoritaire sitôt aux commandes. On pense à Robespierre, Bonaparte, Staline ou plus proche de nous, le héro de Solidarnosc, Lech Wałęsa.


La liberté sans tuteur Du côté des sagesses orientales et soufies, le regard sur la liberté est tout aussi pénétrant. Le poète persan Djalâl ad-Dîn Rûmî, maître soufi du XIIIe siècle, utilisait une image frappante: «Pourquoi restes-tu en prison alors que la porte est si grande ouverte?»


Nous vivons enfermés dans nos peurs, nos conditionnements, tel le prisonnier qui ne voit pas que la clé est à l’intérieur. L’initié Bernard de Montréal affirmait que «Tant que tu es manipulé par ton inconscient, tu n’es pas libre.» Sri Aurobindo insiste que la vraie liberté ne peut apparaître qu’à travers la lumière supramentale, une intelligence supérieure, intuitive, transparente, qui ne dépend pas de l’ego. Pour lui, la liberté est un alignement avec la Vérité intérieure, non pas une révolte contre les formes extérieures.

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Rûmî nous invite à quitter le “dédale de la pensée anxieuse” pour pousser la porte de notre sanctuaire intérieur, là où réside la véritable liberté. Cette liberté du cœur, dit-il, «vaut mieux que le royaume du monde». Elle n’est pas donnée par un pouvoir terrestre, elle se trouve dans l’instant où l’âme se recentre vers la lumière divine. De même, le philosophe Alan Watts, héritier du zen, rappelait que «la plus grande des libertés est d’être ce que vous êtes maintenant ». « La liberté est pour moi le droit de ne pas mentir», disait dans le même esprit Albert Camus en 1957.

Dire la vérité, refuser la langue de bois, c’est un acte libérateur – et subversif quand un système de pouvoir repose sur le mensonge. Camus notait aussi que «si l’homme échoue à concilier la justice et la liberté, alors il échoue à tout». Ce constat devrait nous hanter: à quoi bon proclamer des droits si la soif de justice et de liberté concrète des peuples n’est pas étanchée?


Et les devoirs de l'homme, dans tout cela? Notre cher Rudolf Steiner rappelait que "les droits, sans le sens des devoirs, dessèchent l’âme humaine". Pour lui, le véritable progrès spirituel ne peut advenir que si le citoyen développe une responsabilité intérieure consciente envers la communauté, la vérité et le monde vivant. Revendiquer des droits sans cultiver ses devoirs revient à renforcer l’ego, non la liberté. Steiner insistait sur cette loi de miroir : plus l’homme exige de droits, plus il doit élever moralement sa capacité à servir.


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Un peuple habitué à déléguer sa liberté à des textes ou à des sauveurs extérieurs risque de sombrer dans l’apathie. C’est pourquoi Saint Augustin, au Ve siècle, donnait ce conseil retentissant: «Aime et fais ce que tu veux.» À première vue, c’est une formule dangereuse, mais Augustin précise: si ton action est vraiment guidée par l’amour (agapè) du bien, alors tu ne pourras pas mal faire. La liberté véritable va de pair avec la responsabilité et l’attention à l’autre. Elle n’est pas le caprice égoïste, elle est l’autonomie de celui qui, affranchi de la tyrannie de ses passions, n’obéit plus qu’à la voix de sa conscience éclairée. Autrement dit, l’homme vraiment libre est intérieurement souverain, relié à plus grand que lui. Et de factio, le devoir de servir devient aussi naturel que la germination d'une graine.


Le réveil de la liberté intérieure Les Droits de l’Homme restent un cadre précieux, un rempart légal contre l’arbitraire. Mais ils ne suffisent pas à faire de nous des femmes et des hommes libres si nous n’en vivons pas l’esprit. La liberté de l’Homme ne peut être sauvegardée que par la vigilance permanente des peuples et par l’élévation des consciences individuelles. Reconnaître les dérives, l’instrumentalisation possible de ces droits par certains pouvoirs , c’est déjà se donner la chance de reprendre en main notre destin.


À l’heure où tant de discours «pour notre bien» se révèlent trompeurs et tyranniques, il est salutaire de cultiver l’esprit critique et le courage de la vérité. Comme le dit Marion Saint-Michel, «l’humour et l’esprit critique sont des antidotes plus puissants que la révolte». Ne plus accepter aveuglément les dogmes, fût-ce celui des Droits de l’Homme, c’est se réapproprier notre capacité de jugement et donc un peu de notre liberté volée.


Au fond, les Droits de l’Homme ne profiteront réellement à l’humanité que lorsqu’ils cesseront d’être un instrument politique de plus et deviendront un engagement vivant de chaque personne. Ce ne sera pas l’œuvre de quelque comité d’experts ou d’une nouvelle déclaration solennelle. Ce sera l’œuvre de chacun de nous, humblement, dans la façon dont nous traitons notre prochain et défendons nos libertés au quotidien. «Votre cœur connaît le chemin, courez dans cette direction» écrivait Rûmî.


Si les Droits de l’Homme semblent, à force d’être bureaucratisés, instrumentalisés ou vidés de leur souffle, se retourner contre la liberté de l’Homme, ce phénomène n’a pourtant aucune prise sur la liberté en l’Homme. Car cette liberté-là ne dépend d’aucun texte, d’aucune institution, d’aucun pouvoir délégué. Elle ne se retire pas par décret, ne se confisque pas par règlement, ne se dissout pas dans les commissions. Elle demeure, intacte, dans l’espace le plus inviolable qui soit: la conscience.



3 commentaires

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amarie8b
il y a 6 jours

Merci pour cet article: vraiment intéressant, mêlant contextes politico-historiques, valeurs morales appliquées et questions philosophiques.

Chapeau!

Avec en filigrane l’opportunité de s’interroger soi-même: à quoi je pense quand je pense Droits de l’homme, qu’est-ce ce qu’on m’a enseigné sur le sujet, qu’est-ce que ça signifie personnellement pour moi?

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valettec5
13 déc.

Merci Isabelle pour cet article éclairant. J’ai appris des informations intéressantes sur les coulisses des droits de l’homme et je partage votre avis : à nous, chacun, de nous libérer intérieurement et de rayonner 🌞

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En réponse à

C'est vraiment chic de vous lire! C'est important pour moi de pouvoir échanger et communiquer avec mes lecteurs. Merci infiniment de faire l'effort de m'écrire et de réagir occasionnellement. Je vous souhait un très joyeux Noël!

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